Le rendez-vous du mois
Manon Silvant
Manon Silvant est engagée depuis 2015 au sein du collectif SOS Loue et rivières comtoises, qui lutte contre les pollutions affectant les rivières karstiques du Jura et du Doubs. Issue du monde rural dans lequel elle continue de vivre, elle s’engage largement sur les thématiques environnementales que ce soit à travers la création d’une recyclerie, la création d’expositions ou encore l’animation de conférences.
Quelles sont les caractéristiques naturelles de la Loue et des rivières comtoises ? Qu’est-ce qui les rend uniques dans le paysage franc-comtois ?
La principale caractéristique de la Loue et des rivières comtoises, c’est d’abord leur nature karstique : elles prennent naissance dans un sous-sol calcaire, très fissuré, qui rend leur fonctionnement fascinant mais aussi très vulnérable. L’eau y circule vite. La source de la Loue est une résurgence du Doubs : le Doubs se perd dans des failles après la ville de Pontarlier, puis cette eau ressort à la source de la Loue ! Les rivières comtoises hébergent des espèces sensibles comme l’apron du Rhône, poisson endémique emblématique, qui est malheureusement en train de disparaître en Franche-Comté.
Le collectif SOS Loue et rivières comtoises alerte depuis de nombreuses années sur la pollution alarmante de ces cours d’eau. Quel est leur état actuellement ?
Ces rivières vont mal. Cela fait 15 ans que notre collectif constitué d’associations, de pêcheurs et de citoyens tire la sonnette d’alarme. La situation ne s’améliore pas. Les populations de poissons et d’invertébrés chutent, les fonds se couvrent d’algues, l’eau se réchauffe. On parle d’eutrophisation, de colmatage, de lessivage ; derrière ces mots techniques, il y a une réalité concrète : les rivières comtoises étouffent de nos excès humains. Les pollutions diffuses – les excès d’azote et de phosphore d’une part et les micropolluants d’autre part – s’accumulent. Tout cela est le résultat direct de nos choix collectifs et politiques. C’est la facture écologique d’un modèle agricole qui n’est plus adapté à son milieu et d’un modèle de gestion des eaux usées qui ne prend pas en compte l’état du milieu récepteur.
Dans une chronique diffusée sur France Inter, un écologue a dénoncé les dégâts de la production de comté sur la biodiversité aquatique. Pourquoi ? Et, faut-il éviter d’en consommer ?
Ce qu’a voulu dénoncer cette chronique, ce n’est pas le comté en soi, mais le modèle productiviste vers lequel la filière glisse. Le cahier des charges de l’AOP, au départ, visait à protéger un équilibre agroécologique basé sur l’herbe, les prairies naturelles, le modèle coopératif des fruitières… La filière comté est une réussite sociale et économique indéniable dont nous ne pouvons qu’être fiers. Mais ce modèle s’est intensifié : certaines fermes dépassent le million de litres de lait produit par an ! Il y a le passage du fumier, sous forme solide, vers le lisier, sous forme liquide, donc beaucoup moins adapté en milieu karstique… Or ici, ces pratiques ont un impact direct sur l’eau. Dans le Doubs, la production totale de lait (AOP et non AOP) a explosé passant de 527 millions de litres de lait produit en 2010 à 644 millions en 2022 (soit une augmentation de 22 % !). Notre collectif n’a jamais appelé au boycott du comté, nous voulons pouvoir discuter avec les producteurs, et instaurer un intérêt commun : la protection des rivières comtoises.
Finalement, ce n’est pas « seulement » la production du comté – avec l’intensification de l’élevage et l’excès de lisier –, mais une multitude d’autres facteurs qui contribuent à la dégradation de ces milieux aquatiques…
Dire que la pollution des rivières est multifactorielle est une lapalissade. Cet argument – « Y’a pas que nous qui polluons » – est trop souvent utilisé pour justifier de ne rien faire. Suppression des haies, destructions des affleurements rocheux, disparition des zones humides, usage de pesticides, produits vétérinaires… de nombreuses problématiques listées par les études scientifiques sur la dégradation des rivières karstiques impliquent, pour une part non négligeable, des pratiques agricoles. Et ce n’est pas faire de l’agribashing que de dire cela, il faut acter les faits si on veut pouvoir s’atteler à leur résolution et ne pas se mettre d’œillères. Notre collectif joue ce rôle de lanceur d’alerte et ce n’est pas un rôle simple ! Mais en effet, l’assainissement des eaux usées joue aussi un rôle majeur et nous travaillons largement sur cette thématique, en lien direct avec les gestionnaires au niveau des communautés de communes. Et puis, il y a aussi le changement climatique, qui accentue les effets de tout le reste.
Quelles seraient les solutions durables pour restaurer les écosystèmes de ces rivières ?
Le collectif SOS Loue et rivières comtoises a listé plus de 70 propositions de solutions. Citons des exemples sans rentrer dans les détails : revenir au fumier, viser l’autonomie alimentaire des troupeaux, protéger les ripisylves en empêchant les troupeaux d’accéder directement aux cours d’eau, restaurer les cours d’eau, mettre en place des traitements des micropolluants dans les stations d’épuration, désimperméabiliser… Et bien sûr, interdire les pesticides, le broyage des affleurements rocheux, la destruction des zones humides, le retournement des prairies naturelles et l’arrachage des haies. Pour tout cela, il faut du courage politique.
Peut-on encore se baigner, pêcher ou pratiquer des activités nautiques dans la Loue ?
Oui mais disons que ce n’est plus l’évidence que cela a pu être dans le passé. L’insouciance n’est plus là. La baignade peut devenir risquée en période d’étiage car il faut se méfier des cyanobactéries. La pêche devient un acte de résistance, les pêcheurs sont désormais des sentinelles. Cette mise en avant des problématiques n’est pas un luxe de « bobos écolos », car l’eau est un bien commun vital. Pour que nos enfants puissent un jour y tremper les pieds, attraper un vairon, ou observer les éclosions d’éphémères au printemps. C’est ce monde-là qu’on défend.